Appelée à examiner deux affaires mettant en lumière les divergences de position concernant l’ampleur de l’indemnisation pouvant être accordée aux victimes de maladies professionnelles lorsque la faute inexcusable de l’employeur (FIE) est reconnue, la Cour de cassation a rendu, le 20 janvier 2023, deux décisions dont la portée, presqu’un an après, est toujours difficile à mesurer.
Après en avoir rappelé le contexte et précisé l’apport, nous aborderons les questions que ces décisions (les plus importantes en matière de FIE depuis les arrêts « amiante » du 28 février 2002) ne manquent pas de soulever.
Rente AT/MP : la genèse des arrêts du 20/01/2023
A défaut d’un texte qui en fixe clairement les limites, le périmètre de la rente AT/MP, c’est-à-dire les préjudices qu’elle indemnise, résulte d’une construction jurisprudentielle récente (au regard de l’édifice général du système d’indemnisation AT/MP) dont les fondations trouvent leur origine dans la réforme des recours des tiers-payeurs entrée en vigueur en 2007.
Avec cette réforme, dont l’apport majeur a été de poser le principe d’un recours poste par poste, la mise en concordance des préjudices indemnisés par le tiers responsable de l’accident et les prestations versées par les organismes de sécurité sociale à l’assuré s’est avérée essentielle.
Bien que dépourvue de tout caractère réglementaire, la nomenclature DINTILHAC, créée en 2005, s’est alors imposée comme une norme de référence utilisée par l’ensemble des tribunaux. Toutefois, les préjudices qui y sont recensés ne s’articulent pas aisément avec la rente dont on peine alors encore à distinguer le véritable objet.
Afin de permettre aux organismes de sécurité sociale d’exercer leur recours sur l’assiette de préjudices la plus large possible malgré le principe du poste par poste, la Cour de cassation a finalement jugé, à partir de 2009, que la rente versée à la victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle indemnisait, d’une part, la perte de gains professionnels et l’incidence professionnelle de l’incapacité et, d’autre part, le déficit fonctionnel permanent (DFP) dans lequel sont incluses, d’après la nomenclature DINTILHAC, les souffrances physiques et morales endurées par la victime après sa consolidation.
Ces souffrances constituant précisément l’un des postes de préjudice indemnisables au titre de la réparation complémentaire due en cas de faute inexcusable de l’employeur (L452-3 CSS), leur inclusion dans l’objet de la rente a soulevé un grand nombre de questions qu’une décision du Conseil constitutionnel, rendue le 18 juin 2010, a rendues plus insistantes encore.
Déclarant conformes à la constitution les dispositions applicables au régime d’indemnisation des accidents du travail et des maladies professionnelles, les Sages jugèrent en effet utile de préciser dans cette décision que la liste des chefs de préjudice réparables en cas de faute inexcusable de l’employeur (FIE) n’était pas limitative et que la victime avait la possibilité de demander la réparation de l’ensemble des dommages non couverts par le livre IV du code de la sécurité sociale.
Par cette réserve d’interprétation, le Juge constitutionnel ouvrait ainsi aux victimes d’AT/MP la voie d’une indemnisation quasi-intégrale en cas de FIE.
Cette décision se conciliait cependant mal avec la position de la Cour de cassation dont il résultait que les souffrances physiques et morales post-consolidation étaient indemnisées, à travers le DFP, par la rente, prestation prévue par le livre IV. La difficulté des salariés victimes d’un sinistre professionnel en raison de la faute inexcusable de leur employeur à se faire indemniser leurs souffrances devenait ainsi rédhibitoire.
S’ensuivirent une controverse doctrinale entre les partisans de la conception duale de la rente et les partisans d’une conception purement professionnelle, une opposition frontale entre la Cour de cassation et le Conseil d’Etat – ce dernier considérant que la rente indemnise seulement les pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle – et une résistance de certaines juridictions du fond dont la dernière expression contraignit la Cour de cassation à réétudier la question au sein de sa formation la plus solennelle : l’assemblée plénière.
Rente AT/MP : Les arrêts du 20 janvier 2023 et leurs conséquences
C’est ainsi que la Cour a, au terme de deux arrêts du 20 janvier 2023, fait droit aux critiques d’une partie de la doctrine et rejoint la position du Conseil d’Etat. Opérant un revirement majeur de jurisprudence, elle a en effet jugé « désormais que la rente ne [réparait] pas le déficit fonctionnel permanent ».
Conséquence indirecte sur la rente AT/MP
Le DFP ne faisant jusque-là l’objet d’aucune réparation intégrale dans le cadre du contentieux en FIE, ses modalités d’appréciation ne sont pas bien définies et son indemnisation subséquente varie à ce jour d’une juridiction à une autre. En fonction de l’approche adoptée, le montant de l’indemnisation de ce poste de préjudice peut aller du simple au double.
Quelle incidence pour les employeurs ?
Quel que soit le mode d’évaluation retenu, il est à craindre que cette nouvelle orientation jurisprudentielle ait une incidence financière importante pour les employeurs lorsqu’ils ne sont pas assurés contre le risque de faute inexcusable ou lorsque la maladie professionnelle à l’origine de l’action en FIE est exclue de leur garantie, comme c’est généralement le cas des pathologies liées à l’amiante. Dans tous les autres cas, subsiste le risque d’une augmentation des primes d’assurance.
Conséquence directe sur réparation complémentaire
Désormais, les victimes d’une FIE peuvent obtenir une indemnisation intégrale des souffrances physiques et morales, aussi bien avant qu’après la consolidation, et plus largement, elles peuvent prétendre à la réparation intégrale du déficit fonctionnel permanent (DFP).
Par ailleurs, et de manière plus inattendue, l’exclusion du DFP de l’objet de la rente offre aux employeurs la possibilité de remettre en cause le principe même de l’attribution d’une rente à la victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle qui n’a subi aucun préjudice professionnel.
A ce stade, il est crucial de rappeler que les contestations initiées par l’employeur après la prise en charge d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle n’ont aucun effet sur les droits des victimes, lesquels demeurent acquis en vertu du principe d’indépendance des rapports entre, d’une part, la CPAM et l’assuré et, d’autre part, l’employeur et la CPAM.
Comme nous l’avons évoqué, antérieurement à ce revirement jurisprudentiel, il était acquis que la rente indemnisait indistinctement le préjudice professionnel et le déficit fonctionnel permanent. A cet effet, la Cour de cassation reconnaissait même en 2009, qu’en l’absence de préjudice d’ordre professionnel, la rente octroyée à une victime retraitée indemnisait uniquement le DFP. Le revirement jurisprudentiel soulève ainsi une première difficulté pour les rentes attribuées à des victimes retraitées à la date de consolidation puisqu’elles ne subissent, à priori, aucun préjudice professionnel. Dans cette éventualité, il pourrait être possible de contester, non pas le taux d’incapacité lui-même, mais le principe même de l’octroi de la rente.
Une autre possibilité serait d’imposer à la CPAM, dans le cadre du contentieux de l’incapacité permanente, de rapporter la preuve de l’existence d’un préjudice professionnel lorsque les séquelles indemnisées n’ont entraîné aucune incidence sur le plan professionnel.
La réaction des partenaires sociaux face à cette nouvelle jurisprudence
Peut-être conscients des effets indésirables de la nouvelle jurisprudence, les partenaires sociaux ont, dans le cadre de l’accord national interprofessionnel signé en mai 2023, invité à deux reprises le gouvernement à réaffirmer le caractère dual de la rente. Cette demande a été entérinée dans la version initiale du projet de loi de financement de la sécurité sociale 2024 (PLFSS). Un article 39 prévoyait ainsi, d’une part, d’articuler la rente autour d’une composante professionnelle et d’une composante dite personnelle et, d’autre part, de modifier l’article L452-3 en excluant l’indemnisation des souffrances physiques et morales post-consolidation.
En substance, cet article constituait un retour à la situation juridique en vigueur avant les arrêts rendus le 20 janvier 2023. Fortement contesté aussi bien par les syndicats que par les associations de victimes, l’article 39 a été abandonné par le gouvernement et le PLFSS 2024 a été adopté le 4 décembre 2023.
A ce jour, nous ne savons pas si une nouvelle version de la disposition sera proposée ni quelle pourrait en être le véhicule législatif. Dès lors, il n’est pas impossible que le présent article ne soit, en réalité, que le premier chapitre d’une chronique à venir.
Un commentaire
Me Julien Tsouderos :💓